En début d’année nous reçûmes le témoignage d’un habitant de Montaiguët-en-Forez (Allier) nous retranscrivant un bien étrange parachutage d’aviateurs anglais rescapés d’un avion en difficulté la nuit du 16 au 17 septembre 1943. Monsieur Marcel Gueret se souvenait que cette même nuit, alors qu’il était enfant, il vit un appareil volant à très basse altitude larguant ses bombes non loin de Saint-Martin-d’Estreau (Loire). De cet avion s’échappèrent deux aviateurs qui une fois récupérés au sol déclinèrent leur identité : Bell 26 ans et Colin 21 ans, tous deux anglais. Trois photos jointes au témoignage montraient les britanniques en compagnie des habitants du lieu.
A chaque récit qui nous parvient nous commençons le travail d’enquête par l’identification de l’événement dans les archives des belligérants ou les rapports de la gendarmerie cantonale. A notre grand dam aucun appareil de la Royal Air Force ne fut perdu dans cette région ce soir-là et encore moins emportant dans son équipage un « Bell » et un « Colin ». L’affaire prit une tournure encore plus mystérieuse en ne trouvant trace d’un tel événement dans les archives de la maréchaussée…
Confrontés au doute nous avons adopté le parti de croire notre témoin et de ne remettre en aucun cas l’intégrité de sa mémoire en cause bien qu’il soit d’un âge avancé. Décision fut prise de soumettre les noms des deux acteurs à l’analyse de nos différents listings et de demander l’aide d’un éminent spécialiste du personnel de l’aviation anglaise.
La solution fut trouvée par le biais des recensements d’aviateurs qui ont rejoint la Grande Bretagne via l’Espagne et les réseaux français d’exfiltration. En fait il s’agit de l’histoire d’une méprise linguistique alors que les deux jeunes aviateurs se présentèrent aux habitants du lieu …
Il est temps pour nous de vous conter cette étonnante anecdote.
Il est 19h50 ce 16 septembre 1943 lorsque s’envole depuis la base de Melbourne dans le Yorkshire le bombardier Halifax II codé JD 315 « R » du Squadron 10 de la R.A.F. La météo est clémente et la lune sera au trois quarts pleine cette nuit là. Ce sont des conditions idéales pour la mission qui doit être effectuée : le bombardement des voies de communication et de la zone industrielle de Modane (Savoie). Le Halifax n’est pas seul à se rendre sur la cible, il est accompagné de 340 autres appareils. Cette mission vous sera narrée par le menu dans notre futur ouvrage.
Le trajet se poursuit sans encombre pour notre bombardier ; la chasse de nuit allemande est absente et la Flak (« Fliegerabwehrkanone » ou artillerie anti aérienne) ne tonne pas. A 23h40 à la verticale de Saint-Jean-de-Bournay (Isère), l’avion vole à une altitude de 17000 pieds (environ 5600 m) lorsque soudain les commandes ne répondent plus victimes d’un fort givrage. L’avion perd de l’altitude et part en vrille ; le Pilot Officer captain J.Heppell lutte pour garder l’appareil dans une assiette favorable et éviter une chute funeste. Pendant ce temps le Halifax fait demi-tour vers l’Angleterre. Dans un tel cas l’important est de perdre un maximum de masse et l’équipage s’affaire à larguer tout ce qui n’est pas primordial alors que la cargaison (en l’occurrence une vingtaine de bombes de 250 kg) est lâchée sur une zone que l’on espère inhabitée … Suite à cette manœuvre l’équipage reçoit l’ordre de rejoindre ses postes de sécurité en prévision d’une évacuation par parachute.
Le drame semble inévitable lorsque le pilote reprend l’intégralité des contrôles de vol à une altitude de 10 500 pieds (3400m). Il demande que lui soit rapporté l’état de l’appareil et de l’équipage. Trop tard ! Les sergents W.Booth (navigateur) et C.Varley (opérateur-radio) ont déjà sauté hors du bombardier et le regardent s’éloigner et reprendre de l’altitude. Les voilà accrochés à leur fragile voile de soie blanche au dessus d’un territoire occupé par l’ennemi …
Ils tombent séparés d’un kilomètre : l’un à Sail-les-Bains et l’autre à Saint-Martin-d’Estreaux, deux communes voisines dans la Loire. Par chance la région n’est pas à proximité immédiate d’un contingent de la Wehrmacht et les deux aviateurs sont récupérés par des habitants bien surpris d’avoir la visite de ces alliés venu d’Outre-Manche. Rassurés par l’accueil amical les deux jeunes britanniques se présentent familièrement en donnant leurs prénom et surnom : Colin et « Bill » (pour William). C’est ainsi qu’avec approximation les habitants du cru se méprennent sur leur identité et les appellent Messieurs Bell et Colin … Ces derniers sont débarrassés de leurs uniformes trop voyants aux yeux de l’occupant et revêtent des habits locaux d’emprunt. Ils seront hébergés jusqu’en novembre 1943 par M. Joseph Genête, M. Giry et Mademoiselle Gueret date à laquelle la Résistance -réseau « Comète »- pourra les exfiltrer en Angleterre via Lyon et l’Espagne. Ils seront de retour à leur unité à quinze jours d’intervalle en janvier 1944.
Fin 1945, après la fin des hostilités, le sgt Colin Varley reviendra rendre visite durant deux semaines à ceux qui le sauvèrent de la captivité et lui permirent de rejoindre les siens. Ce sera l’occasion de chaudes retrouvailles bien qu’assombries par l’annonce de la disparition de William « Bill & Bell » Booth en juillet 44 lors d’une mission au dessus de Berlin …
Mais revenons un instant sur le Halifax JD 315 « R » que nous avons laissé en pleine nuit et fort allégé au dessus du centre de la France à minuit le 17 septembre 1943. Il put rentrer sans encombre ou presque : privé de la plupart de ses instruments de bord qui ne supportèrent pas la chute brutale de 2000 m, il effectua un atterrissage d’urgence sur le terrain de Tangmere (West Sussex) à 2h45. Pour l’équipage incomplet il ne restait plus qu’à rédiger un rapport contenant le récit d’une nuit fort mouvementée ponctuée par le saut prématuré de deux sujets de sa gracieuse Majesté au dessus de la France.
Bien que d’un intérêt historique relatif, cette histoire et l’enquête qu’elle engendra nous permirent d’affuter nos moyens d’investigation et de recoupement. Hormis le contexte et la narration qui peuvent paraître amusants par certains égards, cet événement, semblable à des centaines d’autres, met en avant le courage et le professionnalisme des équipage de la R.A.F. ainsi que la générosité et l’abnégation devant le danger de la population française et des réseaux de résistants. Nous avons ressenti une immense satisfaction de sauver de l’oubli ces magnifiques acteurs « anonymes » que furent Colin, Bell, les habitants d’un canton de la Loire et les participants aux réseaux d’exfiltration. C’est leur mémoire que nous tenons à partager avec vous.