La Guerre Tombée du CielAuvergne-Rhône-Alpes seconde Guerre mondiale

Le 27 mai 1944, une journée de bombardements américains sur le sud de la France

Le printemps et l’été 1944 témoignent d’une période extrêmement violente sur l’ensemble du territoire national. Les deux débarquements du 6 juin et du 15 août sont précédés d’une intense activité aérienne destinée à leur conférer les meilleurs atouts en amputant l’appareil militaire allemand de la plus grande partie de sa capacité de transport. Basée sur le travail de l’Air Chief Marshal Leigh-Mallory cette phase aérienne préparatoire porte le nom de « Transportation Plan ». Tout d’abord conçu pour être le prélude à Overlord en ne concernant uniquement que le nord de la France, ce plan est étendu à la totalité de l’Hexagone suite à la décision d’un second débarquement provençal qui aura lieu durant l’été.

Les cibles prioritaires sont les gares de triage, les ponts et tout ce qui pourrait appartenir à la chaine de maintenance mécanique. Parallèlement le pilonnage des infrastructures de la Luftwaffe (aérodromes et centres de réparation) permet de diminuer la capacité de nuisance aux raids et profite à la maîtrise du ciel.

Nous nous sommes intéressés à l’organisation, au déroulement et aux résultats de ces opérations. Toutes ne sont pas couronnées de succès et l’imbrication des objectifs avec les zones habitées provoque de nombreuses victimes civiles. Mais dans leur ensemble elles isolent les zones de débarquement en gênant l’état-major allemand dans l’acheminement des renforts et du support logistique.

Pour illustrer ce propos nous avons choisi une série d’opérations conjointes menées le même jour dans le cadre du Transportation Plan sur le sud de la France.

 

Du 25 au 27 mai 1944 la XVe Air Force (théâtre d’opération méditerranéen ou MTO) procède à la mise en œuvre d’une série de raids aériens visant quatorze gares et centres de triage localisés à Lyon, Givors, Ambérieu, Chambéry, Grenoble, Saint Etienne, Avignon, Nîmes, Marseille et Carnoules. 1393 bombardiers y participent et déversent 3400 tonnes de bombes. Ils sont escortés par 431 chasseurs. Les cibles ont été choisies en raison de l’importance du trafic ferroviaire entre la vallée du Rhône, Toulouse, les industries de l’ouest de l’Allemagne (via l’est de la France) et le nord de l’Italie (via Modane et la Côte d’Azur).

 

La journée du 27 mai concerne les objectifs les plus au sud de la zone visée. Il en est décidé ainsi en raison du chemin à parcourir. En effet les unités de bombardiers partent de la région de Foggia dans le sud de l’Italie. La durée du trajet est éprouvante pour les équipages à cause de la fatigue induite par les heures de vol et de la tension constante entretenue par la menace que font peser  la Luftwaffe et la Flak. La diminution de la durée quotidienne des missions tient compte de ces facteurs. Il s’agit à la fois de soulager au maximum les équipages et de se préserver d’éventuels renforts de chasseurs ennemis qui pourraient être acheminés au cours des journées d’opération.

 

Les cibles définies sont :

  • gare de triage de « La Blancarde » à Marseille,
  • gare Saint Charles à Marseille,
  • gare d’Avignon,
  • gare de Nîmes.

 

Deux autres objectifs concernent les infrastructures de la Luftwaffe :

  • aérodrome de Montpellier-Fréjorgues,
  • aérodrome de Salon.

 

Deux objectifs secondaires sont définis. Ils seront choisis si les conditions du bombardement de la cible principale ne sont pas réunies :

  • Viaduc d’Anthéor à Saint Raphael,
  • Ponts sur le cours du Var.

 

721 bombardiers et 232 chasseurs à long rayon d’action sont prévus. L’organigramme du raid s’établit ainsi :

 

  • Cinq groups de B17 du 5th Wing (2nd, 463th, 99th, 483th et 301th Bomb groups) sur la gare de triage d’Avignon et les ateliers de réparation de locomotives. Heure d’arrivée sur la cible : 10h50. Le bombardement s’effectue entre 20500 et 23500 pieds, chaque group ayant sont altitude spécifique.
  • Quatre groups de B24 du 47th Wing (376th et 98th Bomb groups) sur la gare de triage de Marseille-La Blancarde ; (449th et 450th Bomb groups) sur la gare Saint Charles. Heure d’arrivée sur les cibles : 10h45. Le bombardement s’effectue entre 20000 et 21500 pieds, chaque group ayant sont altitude spécifique.
  • Trois groups de B24 du 49th Wing (464th, 484th et 451st Bomb groups) sur l’aérodrome de Salon et ses installations. Heure d’arrivée sur la cible : 10h32. Le bombardement s’effectue entre 20000 et 22000 pieds, chaque group ayant sont altitude spécifique.
  • Quatre groups de B24 du 55th Wing (460th, 465th, 464th et 485th Bomb groups) sur la gare de triage de Nîmes et les installations de maintenance adjacentes. Heure d’arrivée sur la cible : 10h30. Le bombardement s’effectue entre 20500 et 22000 pieds, chaque group ayant sont altitude spécifique.
  • Quatre groups de B24 du 304th Wing (454th, 459th, 456th et 455th Bomb groups) sur l’aérodrome de Montpellier-Fréjorgues et ses installations. Heure d’arrivée sur la cible : 10h34. Le bombardement s’effectue entre 19000 et 21000 pieds, chaque group ayant sont altitude spécifique.
  • Couverture aérienne fournie par le 306th Wing : deux groups de P38 (1st et 14th FG) qui escortent respectivement les 5th et 55th Wings et 3 groups de P51 (31st, 52nd et 325th FG) qui escortent respectivement les 304th, 49th et 47th Wings.

 

Les Wings se suivent dans l’ordre suivant : 304th / 55th / 49th / 5th /47th. La route empruntée est commune avant dispersion vers les objectifs assignés. Les bombardiers après regroupement à l’ouest de la région de Foggia passent au dessus de Castel Volturno, prennent la direction de l’ile de Ponza et virent sur le cap Roux entre Fréjus et Cannes. Le périple s’effectue à 18000 pieds. Toutes les cibles sont ensuite traitées selon une trajectoire nord-est / sud-ouest.

 

Les résultats du raid sont appréciés en fonction des photographies aériennes prises depuis des bombardiers pendant qu’ils effectuent le largage des bombes (rôle attribué à quelques avions en queue de file) et de celles réalisées par les appareils de reconnaissance en fin de journée.

 

Marseille Saint Charles :

  • photographies prises durant le raid : une partie de la gare de passagers touchée avec gros dégâts sur les voies ; de nombreux entrepôts et wagons chargés détruits ; voies de la gare marchandes coupées à plusieurs endroits ; arsenal partiellement détruit ; caserne « Busserade » touchée.
  • Photographies prises après le raid : (outre les constatations précédentes) voies à l’ouest de la gare interrompues ; une usine pharmacologique partiellement détruite ; le toit du dépôt de trams est effondré.

 

Gare de triage de Marseille-La Blancarde :

  • photographies prises après le raid : la totalité des voies est coupée ; nombreux entrepôts détruits.

 

Gare de triage d’Avignon et ateliers de réparation de locomotives :

  • photographies prises durant le raid : 2 plateformes d’aiguillage détruites ; parc de locomotives touché avec destruction de plusieurs engins ; les ateliers sont tous endommagés ; deux citernes de carburant sont en flammes.
  • Les clichés réalisés plus tard ne montrent pas de dommages supplémentaires.

 

Gare de triage de Nîmes et installations de maintenance :

  • photographies prises durant le raid : la jonction des lignes partant vers Alès et Montpellier est détruite ; deux plateformes d’aiguillage endommagées ; des entrepôts ont été légèrement touchés ; les ateliers de réparations sont sévèrement touchés.
  • Les clichés réalisés plus tard ne montrent pas de dommages supplémentaires.

 

Aérodrome de Montpellier-Fréjorgues :

  • photographies prises durant le raid : installations situées sur la partie ouest très endommagées voire détruites dont plusieurs hangars.
  • Les photographies réalisées en fin de journée confirment les dégâts infligés aux installations de l’aérodrome.

 

Aérodrome de Salon:

  • photographies prises durant le raid : les toits des plus grands hangars ont été touchés par plusieurs coups directs ; les autres hangars sont diversement endommagés ; de nombreuses constructions apparaissent détruites ; un petit atelier est en feu.
  • Les clichés réalisés plus tard ne montrent pas de dommages supplémentaires.

 

 

Au total 1575 tonnes de bombes sont lâchées sur l’ensemble des objectifs par 669 bombardiers (49 sont rentrés prématurément sur ennui technique et trois sont abattus avant d’avoir pu opérer) soit 163 B17 et 506 B24. Les infrastructures terrestres sont durement touchées et durablement inopérantes. Le raid est considéré comme un succès.

Les rapports de reconnaissance omettent de signaler les bombes qui ne tombent pas sur les objectifs. Et pourtant beaucoup explosent sur des zones d’habitations en occasionnant des pertes très importantes pour les populations civiles. A Marseille les deux raids du 27 mai détruisent 404 immeubles et rendent inhabitables 827 autres, tuant 1832 personnes et blessant environ 1300 autres… Le nombre des sinistrés est évalué à 20000. En Avignon les pertes humaines s’élèvent à 525 décès et environs 800 blessés. A Nîmes 443 immeubles sont touchés dont la moitié détruits ; 271 personnes perdent la vie et la Croix Rouge dénombre 289 blessés.

 

La 15th AF  perd trois appareils ce jour là et uniquement à cause de la Flak :

  • B 24 H « Flak Finder », 42-52399, 461st BG / 767th BS. Alors qu’il vient de dépasser la côte française, il reçoit à 10h00 un obus qui détruit un moteur sur l’aile droite (moteur n°3) et provoque un incendie. Le pilote essaie de faire demi tour mais l’appareil devient incontrôlable. L’ordre est donné d’abandonner le bombardier. Finalement le crash a lieu au sommet du Pic de l’Aigle (Thorenc, Alpes Maritimes). Les dix membres d’équipage sont saufs (quatre faits prisonniers, six récupérés par la résistance). [MACR 5416]
  • B 24 G « Ophelia Bump », 42-78213, 454th BG / 736th BS. Après avoir dépassé le Cap Roux l’appareil est touché par la Flak à 9h20 et tombe en piqué. Quatre membres d’équipage parviennent à s’en extraire, les six autres décèdent. Le crash a lieu en Méditerranée en rade d’Agay à l’ouest de Saint Raphael. [MACR 5413]
  • B 24 G « Old Gran-Dad’s Dream », 42-78092, 464th BG / 777th BS. Explose en l’air après un coup direct de la Flak au dessus de Courthézon (Vaucluse) vers 10h15. Les débris retombent quartier « Saint Laurent ». Les dix membres d’équipage décèdent. [MACR 5417]

 

L’artillerie anti-aérienne détient à elle seule les victoires réellement créditées ce jour là mais ce serait une erreur de croire que la Luftwaffe est restée inactive. L’Einsatzkommando/Jagdgruppe Süd envoie une vingtaine de chasseurs contrer le raid. Ce sont en majorité des Me 109G-6 même si quelques Fw 190 les accompagnent. Ces derniers resteront d’ailleurs à l’écart des combats. Devant les dizaines d’appareils d’escorte américains les pilotes allemands vont se scinder en trois groupes et tenter quelques intrusions dans le dispositif de défense. A sept reprises des combats très brefs se déroulent, souvent limités à un seul passage rapide avant que les P51 et P38 prennent en chasse et repoussent les attaquants loin des bombardiers. Aux alentours de Nîmes, entre 10h20 et 10h25, le 1st Lt John A. Frazier  (307th FS/31th FG) endommage un adversaire avec son Mustang.  Puis c’est au tour du patron du 14th FG, le Group Commander Col. Oliver B. Taylor à bord de son P38, peu avant 11h00, de forcer un Messerschmitt à retourner d’urgence à sa base avec de sérieux dommages. Un de ces deux Me 109G-6 est celui de l’Uffz. Fritz Nötzold (1./JGr. Süd) qui est déclaré abimé à 30% mais tout de même réparable ; quant au pilote il s’en sort indemne. 

Aucun chasseur américain n’est abattu, pourtant le Fw. Rainer Müller-Hagen (Ekdo/JGr. Süd) est crédité d’un P51 40 km au sud ouest de Montpellier au dessus de la Méditerranée à 10h42…  Ce genre d’erreur d’appréciation n’est pas l’apanage d’une seule faction, les B24 du 460th BG (55th Wing) se voient attribuer une victoire alors qu’en réalité il n’en est rien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A 12h35 les derniers participants au raid se posent dans le sud de l’Italie ; il est temps pour les équipes d’état major de procéder au débriefing des équipages et à l’analyse des opérations.

 

Plusieurs aspects méritent d’être observés:

  • tout d’abord la précision : 28,2 % des bombes sont tombées dans un cercle de 1000 pieds de rayon autour des objectifs. Le meilleur score revient au 47th Wing avec 31,1%. Ces chiffres sont considérés comme acceptables au vu des attentes de l’époque. Ils mettent aussi en évidence la quantité d’engins explosifs (1100 tonnes) qui tombent loin des cibles et provoquent par conséquents d’importants dégâts collatéraux …
  • l’efficacité des bombardements sur les cibles est satisfaisante. Le trafic ferroviaire est grandement perturbé par les dizaines de voies détruites qui demanderont plusieurs semaines de réparations avant de pouvoir être opérationnelles et fournir une quantité de transport identique. La capacité de réparation des ateliers de réparation de locomotives est affectée si bien qu’il est prévu que désormais de telles opérations de maintenance devront être menées ailleurs dans le nord de la France, en Italie voire en Allemagne. La destruction de près de 500 wagons va compliquer le transport logistique et il sera impossible de reconstruire une telle quantité de matériels avant longtemps (dans les faits 275 « nouveaux » wagons seront attribués au trafic du sud de la France avant début aout).
  • La Flak est jugée agressive mais dans son ensemble elle est décrite comme inefficace par les Group Commanders. Elle reste néanmoins menaçante et obligera les bombardiers à opérer à haute altitude et continuera ainsi à favoriser un haut degré d’imprécision dans le largage des bombes.
  • La Luftwaffe est désormais considérée comme insignifiante dans le ciel de Provence, du moins dans sa capacité de défense aérienne. Les appareils américains surclassent ceux de leurs adversaires et les pilotes d’outre Atlantique jouissent d’une totale maitrise du ciel. Jusqu’à la fin du mois d’aout 1944 les pilotes des deux camps se combattront au dessus de la France méridionale dans des conditions d’asymétrie numérique telles que même la témérité des membres du JGr. 200 ne suffira plus à endiguer le flot constant d’appareils alliés.
  • Le IV. Gruppe du KG 77 ne peut plus utiliser l’aérodrome de Montpellier-Fréjorgues en raison des dégâts aux infrastructures. Il repart dès le lendemain pour la base de Szymany (Gross-Schiemanen) en Pologne. Le III./KG 26 perd deux Ju 88 ce jour là en plus de deux autres sévèrement endommagés. Il reste stationné à cet endroit mais doit attendre quatre jours avant que la piste principale soit remise en état.
  • La piste de l’aérodrome de Salon est en réparation pour une durée d’une semaine. Les hangars ne seront jamais remis en état.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce raid n’a rien de spectaculaire en comparaison de ceux qui visent des cibles industrielles ou les centres urbains en Allemagne. Il se situe dans le format des opérations du Transportation Plan. Les bombardements sur le sud de la France se caractérisent par un faible nombre d’appareils perdus par les deux camps, d’épisodiques combats aériens, des cibles généralement identifiables en raison d’une météo clémente et un traitement unique (sauf exception comme par exemple le viaduc d’Anthéor). Par contre le nombre des victimes civiles n’est pas différent des chiffres que l’on retrouve dans le nord de la France et la Belgique.

73 années après les faits le tissu urbain méridional laisse encore paraître les zones bombardées : vestiges des infrastructures allemandes (aux alentours de certains aérodromes par exemple), quartiers de construction récente ou du moins bien postérieurs à ceux qui les entourent dans de nombreuses villes et monuments en hommage aux victimes qui sont toujours autant fleuris. Après plusieurs années d’une insupportable occupation les jours qui précédèrent la Libération tant attendue furent mouvementés et bien souvent dramatiques.  L’Histoire n’est pas avare de paradoxe. 

Photographie du bombardement de Salon, prise durant le raid