Samedi 1er juin 1940, l’opération « Dynamo » est sur le point de s’achever laissant derrière elle la plage de Dunkerque jonchée des vestiges de la British Expeditionary Force. 35 000 soldats français n’ayant pu être embarqués seront capturés dans les prochains jours. Le sort des armes a définitivement basculé en faveur des troupes allemandes qui bousculent leurs ennemis dans le nord et l’ouest de la France. Dans le ciel l’Armée de l’Air, bien que surclassée et en dépit de pertes conséquentes, lutte avec acharnement. La Luftwaffe lance le début des opérations sur la vallée du Rhône et les ports méditerranéens. Ainsi ce premier jour de juin des dizaines de bombardiers décollent des bases du sud et de l’ouest de l’Allemagne pour un balai aérien qui dure une grande partie de la journée. Il incombe à la chasse française d’empêcher les opérations de l’adversaire. La zone comprise entre Belfort et Dijon concentre l’essentiel des combats. Nous allons vous détailler les évènements qui s’y sont déroulés. Les acteurs de cette journée sont les GC I/5 (Saint-Dizier en Haute Marne), GC II/7 (Avelanges en Côte-d’Or), GC I/2 (Damblain dans les Vosges) et GC II/2 (Chissey-sur-Loue dans le Jura). La plupart du temps c’est sur le chemin du retour que les bombardiers sont interceptés.
(Ndlr : Le récit qui suit ne relate aucunement l’intégralité des événements du 1er juin. Afin d’illustrer au mieux le propos seule une partie des activités des groupement 22 et sous groupement 41 au cours de l’après-midi du 1er juin sont étudiées. Ceci explique par exemple pourquoi le GC II/5 n’est pas cité.)
13h20 \ Saint Dizier \ GC I/5
L’aérodrome est en pleine effervescence depuis le lever du soleil. Les comptes-rendus alarmants se succèdent faisant état d’importantes formations de bombardiers ennemis survolant l’est de la France en direction du sud. Les patrouilles décollent à intervalles réguliers et se font guider par les relais au sol qui tentent tant bien que mal de les orienter sur des cibles potentielles. A l’aube et par un grand hasard trois Curtiss H75 sont tombés sur un Dornier 17 de reconnaissance et l’ont abattu à Bar-sur-Seine. Mais depuis les chasseurs rentrent bredouilles alors que parviennent les premiers rapports de bombardements sur la vallée du Rhône.
La patrouille « simple » (trois avions) menée par le capitaine Jean Accart décolle. Ses deux ailiers sont le s/Lt Yvon Le Calvez et le Lt Frantisek Perina, un pilote tchèque. Ils se dirigent vers une zone comprise entre Langres et Gray.
14h05 \ Avelanges\ GC II/7
L’après-midi débute par le départ d’une patrouille « double légère » (quatre avions) composée du s/Lt Gruyelle, du Sgt Grimaud, du s/Lt Krol et du caporal-chef Nowakiewicz ; ces deux derniers sont polonais. Les quatre pilotes prennent le cap de la région dijonnaise pour se poster en embuscade.
Le temps est au beau fixe ce qui promet une visibilité optimale et une absence totale de couverture nuageuse dont pourraient profiter les bombardiers allemands pour se soustraire à la vigilance des chasseurs de l’Armée de l’Air.
Le palmarès du groupe s’est accru depuis 12h30 : un Heinkel 111 abattu et un autre probable lorsqu’une formation du 7./KG 53 a été prise en chasse par dix Dewoitine 520 menés par le capitaine Tony Papin Labazordière.
14h35 \ Damblain \ GC I/2
Les deux patrouilles triples (neuf avions) parties à 11h20 et 13h05 sont revenues sans avoir croisé le moindre ennemi. Les relais et postes de guet ont signalé des bombardiers dans la zone de Besançon et Vesoul mais le ciel est resté vide pour les Morane Saulnier 406.
Sept appareils partent (Cne Williame, s/Lt Pichon, Sgt Weber, Lt de la Bretonnière, Sgt Meunier, s/Lt Chalupa et Sgt Beda) pour le sud de Vesoul.
15h00 \ Avelanges \ GC II/7
C’est au tour du Cmdt Mümmler (polonais) de décoller à la tête d’une patrouille « double » (six avions) formée par le Lt Bouton, le Sgt-chef Jean Doudiès, l’Adj-chef Denis Ponteins, le Sgt-chef René Panhard et le Sgt René-Lucien Martin. La zone cible est la région d’Arbois.
15h10 \ Gray \ patrouille du GC I/2
Les sept appareils partis à 14h35 engagent 30 bombardiers à 7000m. Le feu est déclenché à une distance de 800m ce qui ne laisse aucune chance de les atteindre. Les allemands répondent avec un déluge de projectiles issus de leurs armes de bord et détournent les MS 406 qui faute de puissance et vitesse ne reviendront jamais dans une position favorable d’attaque. A cours de carburant les chasseurs doivent rebrousser chemin vers Damblain ou se posent sur plusieurs terrains de la région (Châlons-sur-Saône et Lons-le-Saunier). La fréquence radio des avions du I/2 est identique à celle qu’utilisent ceux du II/7 qui ainsi suivent à distance le combat et se dirigent sur la formation de bombardiers.
15h15 \ Chissey \ GC II/2
Le balai ininterrompu des Morane Saulnier 406 altère la tranquillité ancestrale de ce coin du Jura. Le flux d’informations inonde le poste des opérations du groupe mais les stations radiotéléphoniques de campagne transmettent de manière très imprécise les coordonnées d’interception et la plupart des patrouilles sont orientées sur des zones vides d’ennemis. L’adjudant-chef Pierre Dorcy emmène les Sgt Delisle et Sgt-chef Plzak (tchèque) sur la région de Besançon.
15h20 \ Dijon \ patrouille du GC I/5
Après avoir refait le plein d’essence le capitaine Accart et ses deux ailiers décollent à la poursuite d’une formation de 40 bombardiers aperçue au nord de Dijon.
15h25 \ Arbois \ patrouille du GC II/7
Guidés par radiotéléphone Gruyelle, Grimaud, Krol et Nowakiewicz prennent en chasse quinze He 111 remontant vers le nord à 6000m. Un bombardier, moteurs sévèrement endommagés, s’écarte de la formation puis succombe au second passage des D520 et s’écrase au nord d’Arbois. Il s’agit d’un appareil du 3./KG 53*.
Les quatre pilotes perdent la trace des autres He 111 et continuent leur mission vers l’est.
15h45 \ Bannans \ patrouilles des GC II/7 et II/2
Dorcy, Delisle et Plzak du GC II/2 croisent à 4000m la route d’un Junker 88 de reconnaissance. Ils l’engagent et le touchent à plusieurs reprises mais l’appareil allemand résiste. Alors qu’ils s’apprêtent à faire un nouveau passage sur leur proie, quatre D520 du GC II/7 (Gruyelle, Grimaud, Krol et Nowakiewicz) viennent leur prêter main forte et arrosent copieusement le Ju 88 qui voit un de ses moteurs prendre feu. La seconde attaque des trois MS 406 cèle définitivement son sort et le contraint à se poser en catastrophe dans un champ à 10km à l’ouest de Pontarlier. Le Ju 88A-4 du 4.(F)/Aufkl.Gr.121 immatriculé 7A+PM était parti deux heures auparavant de Gablingen (nord d’Augsbourg, Allemagne). A son bord trois hommes dont le pilote : Hans-Wolf von Niebelschütz, 26 ans. Ils sont légèrement blessés et s’extirpent difficilement de l’appareil en flammes. Peu de temps après, un groupe de travailleurs agricoles témoins de la scène s’emparent de l’équipage avec la ferme intention de les lyncher. Ils sont sauvés in extremis par l’arrivée des gendarmes qui doivent user des sommations d’usage pour mettre un terme à la violence qui s’exerce contre les trois hommes désormais nus et frappés au sol … Ils sont transportés dans un hôpital à Dôle sous bonne garde.
La victoire sera attribuée aux trois pilotes du GC II/2 et ceux du II/7 feront l’objet d’une citation.
L’avion de Krol (GC II/7, D520 N°241) est endommagé et doit être posé d’urgence à Luxeuil.
16h00 \ Chissey \ patrouille du GC II/2
Dorcy, Delisle et Plzak rentrent à la base après une mission remplie à la limite des performances de leurs avions.
16h00 \ Avelanges \ patrouille du GC II/7
Gruyelle, Grimaud et Nowakiewicz atterrissent.
16h20 \ 15 kilomètres au sud de Besançon \ patrouilles des GC I/5 et II/7
Les trois Curtiss H75 dirigés par le capitaine Accart arrivent à portée d’attaque d’une formation de He 111. Ils sont rejoints au moment de passer à l’action par six D520 du II/7 (Patrouille Mümmler) qui engagent le centre et l’aile droite du groupe de bombardiers. Ceux de gauche sont la cible des pilotes du I/5 qui ouvrent le feu à 150m et endommagent sévèrement un appareil qui se met à fumer et s’éloigne de ses compères. Le mitrailleur réplique et touche le capitaine Accart frappé par les éclats d’une balle de 7,92 mm entre les deux yeux. Grièvement blessé, son appareil en flammes, le pilote parvient à quitter l’habitacle. Il est heurté par la dérive de son propre avion et ouvre son parachute avant de perdre connaissance. Le Curtiss plonge et heurte le sol en explosant à Dompierre-les-Tilleuls. Une fois au sol (commune de Frasne) Accart est secouru puis amené à l’hôpital de Pontarlier. Ses blessures sont importantes, outre une plaie par balle au front il souffre d’une fracture ouverte de la jambe gauche et d’une luxation de l’épaule gauche. Il sera évacué sur le centre hospitalier de « Grange Blanche » à Lyon dès le lendemain.
Le Heinkel 111 du II./KG 53 ne s’en est pas sorti pour autant, une partie des huit chasseurs restant le criblent de projectiles. Il parvient tout de même à s’enfuir à l’est vers la Suisse où il est pris à partie par quatre Me 109 helvètes ! Il s’en retourne vers la France et s’écrase à Ferrette à 30 km au sud de Mulhouse*. La victoire est attribuée aux trois pilotes du I/5 et au Cmdt Mümmler du II/7.
16h45 \ Champagney \ patrouille du II/7
Mümmler et ses cinq ailiers continuent vers le nord à la poursuite du reste de la formation rencontrée à Besançon. Après plusieurs passages ils parviennent à abattre le He 111 du 9./KG 53 immatriculé A1+CT. L’équipage est fait prisonnier. A cours de munitions et de carburant ils retournent à Avelanges et s’y posent à 17h00.
17h05 \ Saint Dizier \ patrouille du GC I/5
Les deux coéquipiers du cap Accart, les S/Lt Yvon Le Calvez et le Lt Frantisek Perina, atterrissent.
Cette journée marquée par tant de hauts faits se solde par une victoire tactique de la chasse française. Les quatre groupes totalisent un honorable palmarès : un Dornier 17, un Henschel 126, quatre Heinkel 111 abattus et deux autres Heinkel 111 probablement détruits pour la perte d’un Curtiss 75 et quatre avions endommagés. Mais sur le plan stratégique les bombardiers allemands, malgré l’absence d’escorte sur la majeure partie de leur trajet, opèrent sans rencontrer d’opposition significative et sans perte insurmontable**. Le système de relais radiotéléphonique français a seulement permis d’orienter la chasse sur le trajet du retour des appareils de la Luftwaffe. L’absence de moyen de détection radar laisse à l’ennemi l’initiative de ses opérations.
Le courage et la persévérance des pilotes français leur vaudra tous les honneurs (et même un certain respect de la part de leurs adversaires) mais ne permettent en rien de combler les désavantages technologiques ni les lacunes de leur commandement.
Dans un faible périmètre, quatre kilomètres tout au plus, et à 45 minutes d’intervalle, deux pilotes sont abattus, le capitaine Accart et l’ Oberleutnant von Niebelschütz, tous deux blessés à des degrés différents. Tout les oppose, seul l’adversité les lie en cette journée. Ils continueront d’être acteurs du conflit, chacun suivant une destinée singulière sous des cieux forts éloignés.
Jean Accart
Crédité de douze victoires dont la dernière acquise en collaboration au cours de son ultime mission de la Campagne de France, le capitaine Jean Accart, commandant de la première escadrille du GC I/5 s’est taillé une réputation de casseur de bombardiers. Lors de son hospitalisation à Lyon, craignant le risque de cécité définitive, il refuse l’opération destinée à lui retirer le débris de la balle figée dans son front.
Après la défaite il part en convalescence à Nice. Dès novembre 1940 il réintègre l’Armée de l’Air et recommence à voler. C’est durant cette période qu’il rédige son premier livre intitulé « Chasseur du ciel ». En fin 1941 il est muté à la direction de l’Ecole de l’Air de Salon-de-Provence et prend la direction de l’instruction de la chasse.
Démobilisé après l’invasion de la zone libre en novembre 1942, il entreprend de rejoindre les forces françaises combattantes. Le 1er octobre 1943 il se rend clandestinement en Espagne et atteint l’Afrique du nord.
Transféré en Angleterre en février 1944 il prend la direction du GC 2/2 « Berry » appelé « Squadron 345 » sous l’égide de la R.A.F. Désormais, afin de préserver son anonymat et d’éventuelles représailles sur sa famille restée en France le pseudonyme de « Bernard » lui est attribué comme nom de guerre. Le groupe est doté de spitfire V.
Jusqu’en octobre 1944 il dirige de nombreuses opérations d’attaque au sol parmi lesquelles des interventions lors du D-Day. A partir de novembre, il est affecté à l’état major de l’Armée de l’Air à Paris. La guerre se termine alors qu’il poursuit une formation de commandement aux Etats-Unis.
Il occupe ensuite diverses responsabilités qui l’amèneront au grade de général de corps aérien en 1962 et quitte l’Armée de l’Air en 1965.
Il décède à 80 ans à La Gaude, près de Nice le 19 août 1992. Jean Accart incarne à lui seul le courage des pilotes de 1940 et l’Honneur retrouvé de l’Armée de l’Air durant les dernières années de la seconde guerre mondiale.
Hans-Wolf Kurt Balthasar von Niebelschütz
Né le 19 avril 1914 à Stettin dans une des plus anciennes familles de l’aristocratie prussienne***, Hans-Wolf est fils unique. Il termine sa formation de pilote militaire en 1936 et est affecté à l’aviation de reconnaissance.
En février 1939 il est transféré avec le grade d’Oberleutnant au 4.(F)/Aufkl.Gr.121 (escadrille de reconnaissance lointaine) nouvellement crée et basé à Prenzlau. Les circonstances de sa capture le 1er juin 1940 vont profondément altérer sa psychologie et faire naitre en lui une rancœur vis à vis du peuple français. Libéré après la capitulation il réintègre son unité jusqu’en mai 1941, date à laquelle il débute une formation dans la chasse de nuit.
Il rejoint le 5./NachtJagdGeschwader 4 en juin 1942 et obtient sa première victoire**** sur un quadrimoteur anglais abattu à Châlons-sur-Marne le 20 septembre 1942 alors que son unité est basée à Saint Dizier. A ce moment il reçoit le grade d’Hauptmann (capitaine) et dirige le 5. Staffel équipé de Me 110F-4. Jusqu’en fin août 1943 il opère depuis Dijon, obtient quatre victoires supplémentaires et acquiert le statu d’ « Experten » (As). Son séjour en France ne passera pas inaperçu ; en effet il prend l’habitude de se rendre en grande tenue sur les lieux du crash de ses victimes profitant de la présence des habitants locaux pour leur signifier le mépris qu’il nourrit à leur égard … *****
Promu commandant du IV./NJG 5 en septembre 1943 à Brandis (est de Leipzig) il accroit son palmarès de quatre victoires sur Me 110G-4. Dans la nuit du 1er au 2 janvier 1944 le NJG 5 décolle pour intercepter un raid britannique sur Berlin et Leipzig. L’Hptm. von Niebelschütz ne reviendra jamais sur sa base ; il est porté disparu âgé de 29 ans ******. Les autorités civiles allemandes ne sont informées que le 28 octobre de la même année*******.
Ainsi ceux qui tombèrent quasiment côte à côte durant les événements du 1er juin 1940 poursuivirent leur combat loin l’un de l’autre, en continuant de s’ignorer. Jean Accart surmonta sa blessure et il est certain qu’elle entretint chaque jour un peu plus son désir de se battre pour son pays. Hans-Wolf von Niebelschütz alimenta le devoir vis à vis de sa nation par la haine post traumatique issue de sa mésaventure survenue durant la Campagne de France. Mêlant l’excellence à la rancœur il devint un personnage complexe ; combattant dans l’isolement de la nuit, et ceci à plus d’un titre …
* le sort de l’équipage est inconnu.
** les vagues de bombardiers déplorent la perte de 7 He 111 et 1 Ju88 lors du 1er juin. Hormis l’intervention des groupes cités, la chasse française basée autour de Lyon et dans le sud prend part aux opérations sans pour autant peser sur le cours des événements. Quant à la DCA, elle est jugée par les autorités aériennes françaises « inefficace et peu précise ».
*** les premières traces écrites remontent à 1219
**** en collaboration avec l’Hptm. Wilhelm Herget du 9./NJG 4. Il s’agit d’un Wellington du 101 squadron RAF abattu dans la région de Reims à 1h14. Les 6 membres d’équipage décèdent.
***** notamment les 8 août 1943 à Vandenesse-en-Auxois (21) et 13 août 1943 à la Bussière-sur-Ouche (21).
****** il aurait été touché accidentellement par la Flak aux alentours d’Engelsdorf (banlieue de Leipzig) . Selon une version des faits (rapport du 4 mars 1944), il a tenté de sauter hors de son appareil mais jamais n’a été retrouvé.
*******il est fait état d’un commandant du I./NJG 2 nommé Hans-Wolfgang von Niebelschütz (Hauptmann )du 31 janvier au 20 février 1944. Ceci s’est avéré erroné après la lecture que nous avons fait de l’acte de décès n°654 produit par les services administratifs de Prenzlau le 28 octobre 1944 : von Niebelschütz est porté disparu le 2 janvier 1944 à 4h45.